Lorsque je travaille avec des couples en thérapie, la tension est parfois tellement grande que je demande à les recevoir et les écouter d’abord séparément. Bien que je travaille avec une écoute bienveillante et non-jugeante, immanquablement, après avoir passé une vingtaine de minutes avec la première personne, je me dis que l’autre exagère vraiment et qu’il/elle est indéniablement la source des dysfonctionnements de la relation… Puis, après avoir écouté la seconde, je me dis que non, en fait c’est définitivement la première personne qui déconne à pleins tubes et qui devrait se remettre en cause!… :-/

J’ai eu cette même expérience quand j’écoutais les pro et les anti-vaccins, et je l’ai de nouveau quand j’écoute les opinions des uns et des autres à propos du conflit ukrainien. Chacun semble avoir des raisons tout à fait valables de penser ou de se comporter comme ceci ou comme cela, chacun se sent puissamment légitime, sûr de son droit, de sa vérité. Simplification, réductionnisme, partialité, polarisation des points de vue, avec parfois un soupçon (ou plus !) de mauvaise foi : tout cela semble devenir la règle pour parler des sujets d’actualité.

Le monde est complexe. Il est souvent ambigu, mouvant, échappant à la catégorisation, à l’analyse, aux liens de causalité. Il se révèle pétri de contradictions, de paradoxes, d’irrationnel même. Malheureusement, comme la psychologie cognitive a pu le montrer, notre esprit n’aime pas beaucoup la complexité. Il préfère se rassurer dans des logiques circulaires, écrasant le réel en le faisant rentrer dans ses grilles de lecture toutes faites, plutôt que de risquer à voir ces dernières être remises en cause. Nous sommes dans le règne du « prêt à penser ».

Voilà pourtant plus d’un demi-siècle qu’Edgar Morin nous met en garde contre les dangers de la simplification et nous invite à oser la pensée complexe, à apprendre à jouer avec les paradoxes, à sortir des raisonnements linéaires, à « distinguer sans disjoindre et associer sans amalgamer » (1).

Par ces temps de crise à répétition, il est en effet plus que jamais temps d’apprivoiser une nouvelle pensée. Une pensée à la fois sensible et rigoureuse, ouverte et structurée, complexe mais pas compliquée. Une pensée vivante, qui aime danser avec le doute plutôt que de l’écraser, qui a appris à écouter les silences créatifs qui résonnent entre le hurlement des certitudes, et qui se déploie dans cet espace mystérieux que le regretté moine bouddhiste Thich Nhat Hanh appelait « l’inter-Être ». En bref, une pensée trans-personnelle et post-rationnelle, qui transcende et inclut les vérités partiales et partielles.

Cette nouvelle pensée n’est pas incompatible avec le fait de prendre fermement position sur certains sujets. On peut faire le deuil de nos certitudes tout en conservant intérieurement de solides convictions. Car les occasions ne manquent pas ces temps de s’indigner contre les violences destructrices à l’égard du vivant humain et non-humain, contre le braquage permanent de l’attention par les écrans et la publicité, contre l’effarante absence de vision à long terme de la part du monde politique. Il est nécessaire de s’indigner, d’affirmer de nouvelles idées, de prendre part au changement que l’on souhaite voir dans le monde. Mais il s’agit de le faire sans contribuer à la guerre de la pensée, c’est à dire de le faire à partir d’un état d’esprit inclusif, un état d’esprit humble et conscient de ses limites, de la partialité et de la fragilité de notre pensée, et du caractère ontologiquement insaisissable du réel.

C’est, je crois, l’un des grands défis de l’époque que nous traversons.

Je vous souhaite une douce sortie de l’hiver. Bientôt, de nouvelles pensées refleuriront dans les jardins.

Bien chaleureusement,

Johann

(1) Introduction à la pensée complexe. Edgar Morin (2014).